Le paradoxe du handicap
Handicapée ? Oui, mais NON. Cela fait 5 ans que j’oscille, dans ma tête et dans mon corps. Il y a eu l’annonce: vous ne remarcherez jamais plus, et la rebelle, que je suis, a regardé ces experts, ces médecins qui, 24 heures plus tôt, se targuaient de changer ma vie en tellement mieux, pour se demander au nom de quoi le script avait changé. Et profondément ne plus croire en leurs dires, quels qu’ils soient.
«arrête de râler, tu te tiens debout »
Mais la réalité était pourtant des jambes mortes, insensibles, un fauteuil roulant et neuf mois d’hôpital qui, handicapée à 80 %, m’ont permis de revenir à la vie civile, mais avec un déambulateur et une chaise roulante. Neuf mois d’hôpital où, à côtoyer des gens au handicap plus lourd, j’ai relativisé, entendant l’un d’eux me dire «arrête de râler, tu te tiens debout », bien que mes proches aient été transformés en « aidants » et que ma vie ait radicalement changé.
Avec le temps, j’ai rencontré ceux qui me jugeaient handicapée, ceux qui tenaient à me dire que « ça allait mieux », et ceux qui avaient le bon goût de ne rien dire, mais de me proposer une incursion dans le monde : promenade, ciné, musée.
Avec le temps, mes aidants ont été libérés de beaucoup d’assistance : je monte les escaliers, je me douche, je vais aux toilettes seule. Mais il reste des impossibilités, celle de marcher seule dans la rue, la perte de totale autonomie.
Aujourd’hui, quand je suis en état de «paraître», en fonction des crises de fatigue, et dans un contexte bienveillant, je suis « bien ». C’est à dire que mon handicap est plutôt INVISIBLE.
Dans la rue celui qui, le nez sur son portable, me bouscule, pestant de ma lenteur et de l’espace que j’occupe entre ma canne et mon accompagnateur, se dit «elle me gave celle-là avec son entorse, elle n’a qu’à se pousser ! Sauf que le temps que je me pousse, tu m’as déjà bousculée, mes jambes ont lâché sous la pression, je suis sur le sol aplatie, et je ne peux pas être redressée sans deux paires de bras musclés.
Aujourd’hui, quand nous nous rencontrons dans une conférence, rien n’indique que je ne peux pas aller seule jusqu’aux toilettes, et que cela urge, ni zigzaguer dans une foule. Aujourd’hui, aucun d’entre vous ne sait que je n’ai pas dormi d’une traite parce que le syndrome des jambes sans repos me réveille toutes les deux heures, parce que les douleurs neuropathiques violentes aux jambes et aux pieds prennent le relais entre temps (et si je ne me ménage pas, même pendant la journée), que mes épaules et mes bras sont explosés de douleurs articulaires tellement je les sollicite. Vous ne le savez pas parce que cela ne VOIT pas, et que franchement, je n’ai VRAIMENT pas envie d’en parler. C’est le handicap invisible.
Et moi, je pense également que je ne suis pas SI handicapée, que j’ai la chance d’être écrivaine et conférencière, d’être aimée par une famille et des amis et amies magnifiques, de vivre, d’être vivante, d’avoir tellement évolué depuis 5 ans, physiquement et moralement, que je ne vais pas avoir l’indécence de chouiner. Et puis, je n’aime pas solliciter les gens pour moi. J’adore être aidée, soutenue, aimée, mais je crois – croyance peut être limitante qu’on reçoit de l’aide – gratitude ! – mais qu’il est inélégant de la réclamer.
Je ne me sens pas VICTIME, de rien, ni de personne, et je ne SUIS pas mon handicap.
Mais le paradoxe est que pour pouvoir continuer à ETRE et vivre parmi vous, parmi mes renoncements – dont ceux de ce que je ne peux plus faire et de ma vie passée, – et sans m’excuser bien sûr pour mon handicap, – je doive renoncer à ne pas le déclarer et le revendiquer, car voyez vous, comme au golf, j’ai un handicap, et vous ? J’ai besoin d’un peu d’attention, je vous l’avoue !
Copyright Nadalette La Fonta Publié le 9 juillet 2019