Elle avait tout pour être heureuse : un mari aimant, trois filles bien charmantes et un travail captivant. Si seulement tout s’était passé comme prévu… Une banale scoliose, une opération classique « a priori ». Sauf que la moelle épinière a été touchée – aléa médical ou faute à pas de chance – elle se réveille paraplégique. Dès lors, la vie ne sera plus jamais comme avant. Elle découvre le handicap, le corps emprisonné, le statut de patient, le quotidien à l’hôpital. Infantilisation et rééducation.

Avec une vie de famille brutalisée et l’incertitude pour seul horizon, comment retrouver une identité quand tout nous échappe ? Comment faire face à la peur, calmer son chagrin, dire sa peine, sa colère ? Et reprendre la vie en main.

Avec une écriture singulière, tantôt poétique, tantôt âpre, toujours portée par une langue réjouissante et sans jamais rien perdre de son humour, Nadalette La Fonta Six dépeint un univers de souffrances et de désespoir, parfois éclaboussé de joie. Car ce récit, c’est celui d’un combat mais aussi d’une renaissance.

Première rencontre avec moi-même.

Mes premiers souvenirs n’ont été qu’un ventre, telle une baudruche.

Puis plus rien. Puis mes jambes, mortes, inertes. Pas plus affolée que cela, je n’étais même plus sûre qu’elles m’appartiennent. Et mon esprit qui allait de l’un aux autres, libre.

Et on m’a dit ça va être long, lent. Peut-être pour rien.

Et ils sont repartis tous. Jacques à la maison, les médecins ailleurs, les soignants dans une autre chambre.

Et moi, dans ce lit, je ne pouvais plus rien éviter, ni rien fuir. J’étais là.

Dormir. Au réveil, j’étais toujours là. Corps impuissant, sans mouvement, sans action. Poser, pauser, reposer. Rien.

Les émotions déferlent. Peur, chagrin, colère, en boucle. Impuissance.

Objectivement je ne peux rien faire, je ne peux plus faire.

Des journées et des journées, des nuits et des nuits.

Rien que je puisse vouloir, ni éviter, ni fuir.

Ma vie mode d’emploi ne sert plus à rien. Paraplégie.

Je vais devoir apprendre. Je l’espère, remarcher.

Rien n’est comme avant.

Mon corps n’existe plus, je ne peux plus compter sur ma monture.

J’attends.

Faire face, apprendre, tout réapprendre de mon corps. La révélation de mon réveil, cela a été d’intégrer mon corps et de guérir avec lui.

Sur ce chemin initiatique, après la crucifixion – opérée et béante pendant neuf heures une première fois, puis réopérée pendant quatre heures, la moelle épinière, qui commande les jambes, lésée, et ouverte de la nuque aux reins – et avant une éventuelle résurrection, il y a eu une descente de croix.

Avant de tenter de me réparer, il a fallu d’abord protéger mon corps brisé, l’enveloppe qui en restait, désormais si fragile. Le corps chosifié.

J’étais transpercée de deux tiges de titane de haut en bas, bardée de vis sur la totalité de mon dos. D’où leur peur de me casser davantage, perceptible chez tous les soignants depuis que j’avais repris connaissance, qui était devenue vite, instinctivement aussi ma peur d’être brisée. Je sentais leurs craintes et elles donnaient le LA, amplifiant les miennes.

J’allais vivre plusieurs mois dans un moule, un corset de plastique dur, qu’on scellerait chaque jour dès qu’on me lèverait, comme une armure autour de moi. Accroissant mon sentiment d’isolement.

Il fallait le construire, ils s’y sont mis à dix, soudés dans l’effort et suintant l’angoisse de tous leurs pores, bien qu’ayant fait ce geste des centaines de fois. C’était vital que je sois corsetée, la condition sine qua non de la vie à laquelle j’allais devoir faire face.

Ils m’ont transportée, un matin, dix jours après l’opération, dans une salle de plâtre, glacée et glaciale. Comme le Christ descendu de la croix, ils m’ont portée, supportée, nue, tremblante, pétrifiée. Eux juste concentrés sur les gestes à accomplir, le plus vite possible, le mieux possible, en espérant éviter tout accident fatal, toute chute.

Ils m’ont entouré tout le buste de bandelettes froides et bardée de plâtre. Un tenait ma tête, deux maintenaient de chaque côté mes épaules et mes bras, deux autres soutenaient mes omoplates, le sixième, ma taille, d’autres géraient mes jambes. L’orthopédiste enroulait les bandelettes, autour de mon corps, les vingt mains se déplaçant pour, et me maintenir, et le laisser faire, Puis il me couvrit de plâtre qu’il réchauffa. On me reposa en partie sur un brancard. Puis il découpa à la scie le plâtre, moi dedans, lui tendu à l’extrême. Et on me décaissera, désincarcèrera. Très doucement, pour me reposer exténuée. Enfin dans la sécurité du brancard. La tension baissa dans la pièce.

Le chemin de croix.

Le jour suivant, on passa à la phase table de verticalisation, tout autant symbolique.

L’opération m’a redressée, je suis droite, grandie, mais je ne peux plus me tenir debout.

Quel intérêt de vivre ainsi des heures durant, chaque jour, sanglée sur une table de massage inconfortable, dans une sorte d’immense réfectoire des corps esquintés ?

Les pieds reposent sur des cales, les jambes sont attachées, en fait je suis attachée de partout, et la table doit se redresser, moi avec. L’horreur. Le mouvement est infime. Infime et violent.

Après deux mois en permanence allongé, le corps ne connaît plus que le zéro degré de l’alitement, le sang ne circule plus, les pieds, qui n’existent plus, n’ont plus frôlé le sol, les muscles ont disparu. Verticaliser, c’est me redresser à 90 degrés. À la position debout.

Peur pour moi, il ne faut pas que je tombe, que je m’effondre comme une poupée de chiffons. On va y aller lentement. OÙ ? Te relever, retrouver ta verticalité. Ça va être lent. Ce mot que je n’imagine pas. Et lent, c’est vraiment lent.

On me met entre les mains la manette, deux boutons, vers le haut debout, vers le bas allongée. Je ne veux pas la prendre, je suis morte de terreur. J’ai l’impression que si je touche à cette manette, je vais tout confondre et m’exploser contre les murs, le plafond. C’est la peur, ma peur que je rencontre enfin. Je suis envahie par la terreur, dans mon corps, par mes poumons, inondés d’oxygène, haletants, par mes yeux inquiets, interrogateurs, anxieux, par ma gorge serrée, acide, par mon œsophage qui me brûle, par mon cœur qui bat la chamade. La peur pure. La peur des peurs. Des bribes des jours juste passés surgissent, m’infestent, s’amalgament à la peur au présent.

Peur de tomber, tomber de la table, du lit, du brancard. Et le corps qui lâche, absences, nausées, vertiges, pertes de conscience, le blanc, le froid, la faiblesse.

On essaie de me rassurer. C’est normal. Mais je les sais sur le qui-vive, inquiets, on surveille ma tension, ma respiration, mon oxygène. À la moindre chute de celles-ci, on me branche, on arrête, on stoppe. Et je demeure, en attente, en apnée, terrorisée, tétanisée.

Et au départ, on n’a pas parlé de séances, juste de quelques moments, voir des instants sur la table, une fois ou deux fois par jour, sous surveillance intense, quelques minutes dans un océan de précaution, dans un univers où on me transbordait comme un cadavre, où toute nouvelle manipulation était organisée comme un convoi d’urgence

On me redresse lentement, degré par degré. Et à cinq degrés, c’est de nouveau le vertige, la chamade. On redescend. Sans terre, sans pieds ancrés dans le sol, le cerveau disjoncte, sans réalité, sans repère. Je ne sens plus mes jambes, mais mon corps chavire. Et je supplie d’aller doucement, de revenir plus allongée, d’arrêter.

En même temps qu’on augmentait l’angle, on découvrait les déformations des jambes et des pieds qu’on tentait d’enrayer à coups de poids et contrepoids

Leur véritable ambition, c’est soixante degrés, il faudra plus de deux mois pour y parvenir et le supporter. Des semaines, la table a oscillé, entre rien et pas grand-chose, et c’était déjà si dur, si épuisant, si vertigineux. Puis un jour, le même trajet minimal s’est fait sans assistance respiratoire.

Ce corps, que je n’avais jamais écouté, dirige, exige. Il s’exprime avec violence, par tous mes organes que je découvre, par mes jambes et mes pieds, lourds, morts, inanimés qui se tordent comme ceux d’un pantin désarticulé. Et il est impossible à dominer. Il ne m’obéit plus, il ne progresse pas, il ne se répare pas, il ne se cicatrise pas, sa guérison n’est pas certaine Il peut rester ainsi. Paraplégique.

Le temps qu’il va lui falloir ressemble à une noyade, on parle de mois, on parle d’années, sans garantie aucune. C’est lui mon boss désormais.

Puis, apprivoiser l’espace qui n’est plus infini, et des capacités limitées.

D’abord manipulée, portée, déplacée en force par les autres, toujours harnachée comme Jeanne d’Arc, j’ai appris à ramper sur mon lit, à mobiliser mes bras pour me redresser, pour manier mes jambes, à me caler presque assise, à me faire glisser d’un lit à un fauteuil, puis à une table de rééducation.

Ma vie est devenue ce que mon corps pouvait supporter. Uniquement. Et on ne le créditait que du champ d’action possible, étriqué, fragmenté, réduit avec la paraplégie.

J’aurai volontiers accepté des efforts forcenés, des séances héroïques. Mais mon corps n’était pas partant. Le peu que je tirais sur mes bras, me les laissait défoncés, enflammés, forcés au repos. Je n’étais pas capable de faire rouler seule mon fauteuil. Mon dos, même corseté, se raidissait au moindre choc, mes épaules, mes omoplates, détruites, anémiques, ne pouvaient même plus soutenir, seules, ma carcasse. J’étais limitée à de petits efforts, mesurés, de petits poids, de petits gestes.

Et tous les deux jours, on testait mes jambes. On mesurait l’énergie de mes muscles ou plutôt son absence, muscle par muscle, dans toutes les positions. Pour faire un état des lieux catastrophique, avouons-le.

Je ne pouvais plus fuir. Même si je disais Lève-toi et marche, ça ne fonctionnait plus comme cela. J’étais dans le tunnel, et ce coup-ci, aucune envie d’y rester. Si je ne retrouvai pas la foi, j’allais être dissoute dans le handicap, remisée.

Oui, il y a eu en arrière-plan des tentations de rendre les armes, de lâcher l’affaire mais moins qu’on ne l’imagine.

Lit prison, des barrières.

Un enclos isolant.

Aucun autre corps enlaçant ou enlacé, serré, rassurant près du mien. Je suis parquée sur ce boudin infâme qui se gonfle et dégonfle selon un rythme de respiration capricieuse, me berçant mécaniquement car il ne me reste plus que cela, la mécanique d’un mouvement perdu. Et ce bruit, cette soufflerie permanente, lancinante qui a envahi mes jours, et surtout mes nuits, et rythme implacablement la brume qui me tient lieu de vie.

Je gis depuis des jours dans ce pré carré où nul ne me rejoint, livrée aux soins, toilettes et autres, lavée, protégée, palpée, examinée, nue ou à moitié nue, habillée , déshabillée, savonnée, rincée, toujours allongée, toujours gisante.

Traînée dans un lit douche, nue, vers la salle des douches, au jet, allongée comme toujours, impotente.

Plaisir de l’eau au début mais aussi tant de fatigue, et la rage qui remonte d’être livrée à l’autre jusqu’à mon intimité.

Les couches, bon des protections, mais ce sont bien des couches, des couches que l’on me fait porter !

Mes bras qui ne peuvent plus enserrer personne, ils ont compris déjà exactement le peu d’accessibilité qui est le leur, ils savent gérer par proximité les maigres possessions vitales.

Mes bras se battent pour garder à distance atteignable le stylo, le téléphone, les kleenex, ce que je pourrais éviter de négocier, de demander.

Je sais qu’il faut les conserver dans un espace que je peux atteindre. Et avec eux, mes quelques libertés. Et que ces objets, futiles, sont les clefs du monde. Pouvoir écrire, afin de figer une idée, un besoin, une information qui va autrement s’envoler avant que je la communique.

MON téléphone. Et MON chargeur. Parler, mais peu, et entendre leurs voix. Je n’ai jamais aimé téléphoner, mais quel bonheur, quand la nuit tombe sur Garches, le silence, de pouvoir juste entendre les sons d’une voix aimée, dire bonsoir tout simplement. J’évite les appels convenus qui me font rabâcher les mêmes réponses, qui n’en sont pas, aux mêmes questions. Mais quelle joie que les mots d’amour, de tendresse vraie de mes très proches.

Beaucoup par textos, jolis, tendres, poétiques que je relis. SMS pour organiser, contacter, garder le lien. Je ne suis pas à la maison, mais je suis encore seule à savoir dans quel placard trouver le chemisier qui s’est caché.

Et je peux écrire assez vite quelques mails, pour reprendre une conversation, donner des nouvelles, en prendre. J’ai beaucoup d’amis, à travers le monde, les missives affluent, et les boîtes de chocolat. Et j’ai envie d’exorciser la chape de plomb qui m’a saisie, le handicap. Je déclare sur Facebook une réalité à la fois terrifiante et enjolivée. Hôpital, handicap, environnement sinistre, mais souriante, pêchue, positive, ravie des visites des miens, ravie de ma première sortie en fauteuil roulant, ravie d’être attachée à une table de verticalisation, ravie. Au moins officiellement.

Et j’ai aussi MES kleenex, MA bouteille d’eau et MES abricots secs.

Pour tout le reste, il faut demander désormais.

Demander, demander, quelle horreur, aucune intimité, Même cette espèce de desserte ne m’est pas reconnue comme un territoire, un espace de mon peu de liberté. « Il y a trop de choses sur votre table ». Mais si c’est MA table, dégage, fous-moi la paix, laisse-moi décider de cet espace, sans tes plateaux, tes bassines. J’en suis réduite à me faire laver le cul et à déjeuner sur le même lieu, sur ma table.

Vomitoire.

Ce lit qui bouge, monte, descend, monte-charge, monte corps, avec le matelas à air qui chuinte comme un métronome, ce lit qui, loin d’être désormais un havre de repos, de douceur et de sensualité, accueille pourtant avec avidité ma fatigue, mes douleurs, mes incapacités.

Et l’horreur.

Ce lit où mon ventre s’est tordu de douleur, incapable d’évacuer, plein à hurler, gonflé, douloureux, panique, peur d’éclater, de mourir, envahie de l’intérieur par mes selles.

Ce lit aux barrières duquel je m’accrochais pour, enfin, me vider, seule, honteuse, expulsant une montagne de mon corps, me lâchant sans vergogne, toute honte bue, juste à l’urgence du besoin, me vider tant et tant, sans fin, des jours et des nuits durant, juste obsédée par cette idée : chier à en pleurer.

Ce lit où je gis, confinée, réduite à l’immobilité de mes jambes, allant jusqu’à leur parler, à les supplier de se réveiller, à les faire positionner par d’autres, tenter de stimuler mes muscles défaillants, prête à tout, même à accepter la sensibilité exacerbée de ma peau qui s’électrise, me brûle, se vrille, et les blessures de mes pieds qui se déforment, s’effondrent, s’affaissent.

Le lit où je fais semblant d’exister le soir, à écrire des messages, à téléphoner, à avaler un film, un repas pour pouvoir raisonnablement à un moment dire basta, c’est fini la journée, on tire le rideau, on ferme, on oublie, je n’ai même pas peur de dormir.

Je suis seule avec moi, pas aussi mal que je pourrais l’être si… Si on ne pense pas au temps qui file, au temps qui est passé, au temps qui est perdu, si on ne pense pas à ces moments volés qui ne pourront jamais plus exister, à cette existence prisonnière, à ce que j’ai perdu, à ce qui m’est ôté, à filer dans la ville, à escalader un rocher, à marcher le long de la plage, à danser, à aimer et être aimée, à jouir ou pas, à paresser, à partager avec l’autre une promenade, une virée, une escapade.

Il n’y a plus d’escapade, je suis là dans ce lit, seule option accessible aujourd’hui.

Syndrome de Stockholm – déjà- : je me suis fait des alliées de ses barrières et j’y dépose mes gris-gris à portée de main, portée de main, cette règle absolue qui régit ma vie désormais.

Dans ce lit, je suis triste …

Extrait : Le Roseau penchant

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