Étrange sensation qui me tient depuis ce “Debout Citoyennes” d’Eklore, du dimanche 8 Mars 2020.

Elle m’a réveillée dans cette nuit de mercredi 12 à Jeudi 13 mars.

Et ce texte qui jaillit, puis se pose, se met sur pause jusqu’à ce Jeudi 27 Mars, fin d’une deuxième semaine de confinement où il devient impérieux de le partager dans ce travail que nous faisons tous sur notre vulnérabilité , passée, actuelle et, peut-être, à venir.

Et je sens légitime et nécessaire de briser cette image de Femme Forte, inoxydable, indestructible, qui renaît toujours de ses cendres, par sa volonté, qui est à la fois une réalité et un leurre. Et de la briser là, publiquement, en ce 28 mars 2020 où j’ai soixante cinq ans.

Je me suis éveillée, en cette nuit du 12 au 13 Mars, dans un tunnel dont je peine encore à sortir.

DeboutCitoyennes  Journée glorieuse du 8 mars, organisée par Eklore au Zénith qui m’a broyée, exténuée. Gratitude.

Tout avait si bien commencé, une belle rencontre d’âme à âme début Octobre avec Solenn, la découverte sereine des soutiens et de l’esprit d’Eklore.

Il y a eu la belle justesse de la décision de repousser la date de Debout Citoyennes au Zénith de Décembre 19 au 8 mars 20 pour que tout se fasse dans l’alignement et la douceur.

Il y a eu la joie de ces huit soirées de Cercles de Femmes d’Eklore à la maison, qui en a scintillé, et dont je chéris chaque instant. Chaque soirée différente et unique, comme ces 100 femmes, émouvante et émue, comme ces 100 femmes, lumineuse et éclairante, comme ces 100 femmes, enseignante comme un miroir de ce passage personnel difficile que je traverse. Et la trame des différences et de la sororité.

Un collectif authentique et soudé.

Le Zénith ne m’effrayait pas, j’avais juste besoin de connaitre mon texte. Sept minutes, c’est complexe, court, intense. L’écriture a tant à dire, elle ne s’en est pas privée, et j’ai expulsé des textes très différents, dont un que j’aurais bien aimé, jusqu’à un texte final. Dont l’intention est posée. Passeuse de mots.

Un avant-dernier dimanche en Février, dans un monde d’avant-confinement, un thé, où nous convînmes définitivement de cette douloureuse lettre à ma fille, à mes filles, au monde aussi. Temps d’être vraie, authentique. De dire vrai, comme à un dernier jour, de génération à génération, transmission, partage.

Puis, il y a eu le dernier Jeudi soir de Rencontres d’Eklore, je les aime.

Et Solenn et Coco, épuisées après notre soirée, lovées sur le canapé, écoutant ce texte, se levant, se serrant contre moi: c’est le texte que, filles, elles auraient envie d’entendre, que leur mères aimeront. Avec des modifications à la marge qui finirent par se faire. On en parle  pour Challenges avec Anne Marie Rocco

Un beau dimanche, Le 1er de Mars, le dernier, à l’Ascenseur ensemble, à 100 ou presque, avec une telle résonance de nos peurs en gestation, puis de nos désirs, puis de nos essences. Des rencontres profondes, sous la pluie, et une fin de journée de mise en place, intense. On se reverrait Jeudi avec les oratrices qui le voudront pour une ultime soirée à la maison. Nous ne serions que 2.000 au Zénith : 5.000 était déjà du passé, dans un autre monde.

Un début de semaine difficile, où je ne pouvais plus prononcer mon texte, je me laissais mûrir.

Et enfin, ce dernier jeudi, le texte était là, pas encore su, mais m’infiltrant. C’est le dernier calage des 12 oratrices. Un peu irréel et concret, intime. Ensemble. A la veille de. Il se passe bien.

On parle scénographie. Pour illustrer le chemin, l’idée survient de me faire arriver sur scène en fauteuil roulant.

Ce fauteuil qui traîne dans mon salon depuis 5 ans, inutilisé depuis 3 ans, et que je ne toucherai pas pour tout l’or du monde. Ce fauteuil effrayant, inconfortable, où j’ai été ballottée, bousculée deux longues années, où j’ai dû subir, les regards, la dépendance, les trottoirs, les dénivelés de la rue, les vertiges, la peur d’être renversée, les pentes qui me paraissaient vertigineuses. J’ai dû le reprendre, il y a 6 mois, du fait d’une tendinite, et j’ai préféré ne pas bouger, ne plus sortir que de réitérer l’expérience. Il n’est plus moi, je suis

Tout d’abord, je dis non, c’est un montage, un mensonge, ce n’est pas moi, je suis mal à l’aise vis à vis de ceux qui sont encore en fauteuil, ce n’est pas qui je suis.

Puis je raisonne, cet avis émane de pros du spectacle, ils savent. Et même moi, intellectuellement, je comprends l’intérêt de la scénarisation, qui dit mieux que les mots, l’efficacité de la communication visuelle. Et puis je ne vais pas en mourir, j’en suis capable, je prends ce risque, ce n’est pas un fauteuil qui va avoir la moindre incidence dans ma vie. C’est de notoriété désormais publique, je me relève toujours !

D’accord, on l’embarque au Zénith, ce maudit fauteuil.

Quoi d’autre ? Attention, pour dimanche, ça va être long, je suis fragile dans les environnements stressants et bruyants, il faudra que je me repose, que je m’allonge. Impératif, un filage pour sentir la scène, trouver mon espace, mon équilibre, ma gestuelle m’est vraiment nécessaire. J’insiste. Autant je suis comme tout le monde, et sans besoin de soutien particulier, dans un univers familier comme ma maison, où beaucoup ne voient rien de mon handicap, autant dans un monde agité, je suis désemparée, en difficulté, fragilisée. Je le sais, je le dis.

Cette délicatesse, cette énergie fragile que m’impose le handicap invisible, et qui comme lui, ne se voit pas !

Le dimanche 8 Mars, la journée commence sous les meilleurs auspices avec Léa, on rit, on prend un taxi qui nous dépose au mauvais endroit, mais on y arrive. Au Zénith.

Tôt pour répéter et se familiariser. Je suis sereine.

Et c’est l’effervescence du montage. Puis, toutes arrivent, grimpent, descendent, déambulent, déjeunent, s’embrassent ou pas. C’est joyeux, décousu, mobile. Fort.

Moi pas : pas mobile, et Isabelle me protège, durant la visite de la scène, dans le quotidien – loge, déjeuner, toilettes -, je tente de me reposer assise sur une chaise dans une loge bondée. Je bande mes forces que je sens s’effilocher.

On appelle, on m’appelle : répétition, compliquée à 100, l’appel des 100 noms, plusieurs fois, dans le bazar, les lumières, répétition et calage des artistes, instruction au groupe, à 100, c’est long.

Il est déjà 14 heures. On me fait rapidement essayer le fauteuil, la rampe.

Comme prévu, je déteste, mais je me raisonne, j’ai accepté de jouer le jeu, et je me le jure à voix haute, jamais plus. J’en plaisante avec les bénévoles d’Eklore qui m’aident, vous me le virerez ce fauteuil, je ne veux pas le voir, je ne veux pas le sentir, tapis dans mon dos, néfaste. Je teste la place de deux tabourets en soutien sur scène, côté équilibre, cela va… à peu prés.

Quand est ce qu’on file la répétition réelle, le texte ?? L’heure tourne.  Je m’en inquiète. J’ai besoin de me centrer, de vérifier, d’être rassurée. Et ensuite cela ira bien.

L’heure a tellement tourné, qu’on va ouvrir les portes. Pas de filage.

Je suis épuisée de cette heure d’attente à côté de la scène, il est 15 heures. Energie blanche, vide. Il va falloir faire sans filet. Trop tard, on ouvre les portes.

Puis 15 heures 30, c’est le barouf, cela démarre, je suis à part, coupée du maelstrom des 100 qui bouge, s’unit, se réunit, s’entraide, comme un corps vivant. Je ne fais qu’apercevoir mes amies, de loin, ensemble, et moi, isolée, accrochée à une table, un montant, scotchée, seule.

On m’équipe d’un micro.

Et le spectacle commence, je ne suis pas sur scène avec le groupe. De ces 100 Femmes DeboutCitoyennes dont 12 oratrices: Youna Marette,   Sofia Stril-RiverRoxane Butterfly and Zuly, Noémie Toledano, Virginie Delalande, Helene Pichon, Anne Soupa , Maud Louvrier-Clerc,  Typhaine D, Catherine Tripon, Benedicte Sanson, Annie-Flore Batchiellilys, Lea Moukanas, MarianneEshet, mon amie Emmanuelle Gagliardi et Charlotte Marchandise   Et deux ministres Marlene Schiappa et Agnés Pannier Runacher

Avec cette foutue mise en scène, ce serait vraiment ridicule, d’être sur scène, puis de me lever publiquement, pour aller m’asseoir dans un fauteuil roulant, qui m’amène alors sur le devant de la scène, pour me relever à nouveau.

Alors je suis en bas de la scène ou en coulisse, rythmée par mon rituel névrotique et émotionnel «toilettes » habituel. Pas facile le handicap coté urinaire.

Je m’isole dans l’espace garderie lui aussi déserté, je tente une autohypnose.

Un sms déboule, c’est mon pote, un ami d’adolescence qui, depuis mon accident, est de ces soutiens virtuels formidables, avec un petit mot quand il sent que cela n’est pas si facile ou pour m’encourager, quand il sait qu‘il y a un événement spécial comme un Zénith par exemple. Le handicap invisible, il en sait la douleur et la fragilité, une ses proches souffre de SEP. Je le lis, tout au bonheur de sons soutien amical.

Le sms du compte de mon ami, ce n’est pas lui, c’est sa femme qui annonce: mon ami vient de mourir du coronavirus, mon ami est mort. Mort.

Je ferme mon portable, je ne veux pas voir, je voudrais lui rendre hommage, mais c’est trop tôt, trop triste, trop con. Chagrin enfoui. Mes tripes sont en vrac.

Mes pousseurs de fauteuil m’attendent, je les rejoins. Le cerveau effrité.

16h 45, ils me poussent sur cette longue rampe d’accès sans garde-fou derrière la scène, ils peinent. Moi, je suis à la peine.

Même si je ne suis pas lourde, le fauteuil tangue. Pourvu qu’ils ne le lâchent pas, je sens leurs efforts, je déteste cette insécurité, je me raisonne. Je respire. Enfin, on passe un petit seuil, une butée, que je ressens dans tout mon corps, et nous sommes sur scène, à l’arrière.

Mon amie Virginie Delalande termine son discours, elle arpente la scène.

Solenn m’annonce. J’arrive en fauteuil avec un seul désir: en sortir comme le diable de sa boite, je peine à me remettre debout, j’étouffe, je suis plombée, lourde, explosée. vulnérable

Je me recentre, et les mots ne viennent pas seuls : heureusement, j’ai ma trame sur un papier que j’ai posé sur les tabourets.

Sauf que ce n’est pas à bonne distance pour lire. Trop bas. Je me vois peiner.

Si j’étais mobile, je crois que je pourrais même quitter la scène en courant, mais je ne suis pas autonome.

Si j’avais fait un filage, je crois que j’aurais hurlé la douleur de cette arrivée, réagi et balancé le fauteuil aux oubliettes, je me serais installée tranquillement sur scène avec mes sœurs de coeur de DeboutCitoyennes, j’aurai bénéficié de leur énergie, de leur amour, au lieu d’errer dans les coulisses comme le fantôme de l’Opéra, j’aurai testé le micro, les tabourets, et me rendant compte que je ne pouvais m’appuyer ainsi sur mon texte, j’aurais demandé le pupitre qui, à bonne hauteur, était ce dont j’avais besoin. J’aurais ressenti et su.

Je me serais levée heureuse, en partant du groupe, pour rejoindre le devant de la scène sur mes deux béquilles, moi même.

Mais ce n’a pas été le cas.

Je sais la beauté de mon texte, son émotion, ma vulnérabilité. Je l’aime ce texte qui m’a demandé tant d’effort, qui, au delà de mon malaise palpable, a emporté, paradoxalement beaucoup de celles et de ceux qui l’ont écouté ce soir là.

Certains ont juste été sensibles à l’intention, aux messages, à l’être, et je leur en suis reconnaissante.

Mais moi, et ceux qui me connaissaient bien, ressentions mon malaise, mon déséquilibre que j‘étais même incapable d’analyser sur le moment, totalement sidérée d’être sous emprise du passé, du fauteuil, des souvenirs nauséabonds. En choc.

En fait, c’est la faiblesse, la mémoire de ma souffrance qui m’ont laminée, pas la vulnérabilité.

J’ai fini mon pitch, on me dit que la salle s’est levée et a applaudi, je n’ai rien vu, rien entendu.

Je suis ressortie comme un zombie, on m’a posée sur une chaise, abasourdie en attendant l’entracte, exténuée.

Là, je suis redescendue de scène, et je me suis dirigée côté public, pour voir des proches, des personnes connues, il y en avait dans la salle.

Nous somme passés plusieurs fois le long du parterre, pourtant, il n’y avait personne, étonnement personne. Je n’arrivais à voir personne. J’avais l’impression de balader une carcasse vide. Dans un labyrinthe.

Je suis retournée en coulisses, vides également, toutes étaient sur la scène pour la deuxième partie.

J’ai un peu erré. Puis, je suis retournée voir côté public la fin du spectacle. Ayant résisté à la tentation de rentrer illico, qui, de toutes façons, demandait une logistique dont je suis incapable

Ce fut le final, une technicienne, me voyant isolée, seule, m’a fait monter et asseoir dans un coin de la scène. Et m’a approchée de Léa Moukanas et de Bénédicte Sanson , saluant, toutes en joie, et c’était bon de les retrouver, elles ont fait attention à ce que je ne sois pas renversée.

Et c’était huit heures du soir, et le temps d’aller retrouver nos citrouilles. Cela fourmillait de joie, de selfies, d’embrassades et de mouvements en coulisse. Des regards heureux, j’ai caché ma peine. Autant que je le pouvais. De celles que mon discours avait émues et qui me l’exprimaient. Des autres, toutes à leur joie légitime.

J’ai eu la chance qu’un ami, attentif, soit là, traverse le parc pour venir me rechercher et me ramener a la maison. Moi et mon fauteuil

Il est 10 heures, ma maison dort.

Ne plus jamais, sans sécurité, sans filage, sans soutien.

Je suis une femme, je suis parfois vulnérable, je suis parfois fragile, je ne donne plus désormais le droit à quiconque, et surtout plus à moi, de me mettre en situation de faiblesse.

Il est 4 heures 46 du matin, ce jeudi 12 mars, quand j’ai été réveillée pour écrire ce texte, je suis le fruit de mes contradictions. S’il en fallait une illustration !

Je remonterai sur scène, sur d’autres scènes, plus petites, plus grandes, plus internationales, différentes. Sans fauteuil. C’est certain.

Comme je l’ai dit, il n’y a ni échec, ni réussite, ni regret, ni remords. Le souvenir d’un moment de vie, parfait, comme il devait être: à un détail prés, ma faiblesse qui a dévasté ma vulnérabilité.

Comparé à la perte d’un ami ce soir là, ce souvenir n’aura qu’une valeur relative. Ce moment est, pour moi aujourd’hui, tellement symptomatique d’un monde qui, depuis, s’effondre par manque de sens et doit  renaître dans une profonde transformation intérieure.

Je suis pourtant  pleine de gratitude pour la chance qui m’a été donnée d’être DEBOUT, citoyenne et engagée, avec Solenn, Coco, Ryadh, Eklore et 100 femmes,  100 filles, 100 sœurs. Si c’était à refaire, je suis là. Je les aime.

Je suis Femme, je suis mère, je reste DEBOUT. Je suis Citoyenne. Je suis DEBOUT. Je suis Eklore. Et aujourd’hui plus qu’hier, et bien moins que demain.

Rien de grave, tout va bien.

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